La Martinique, à l’instar des autres territoires ultramarins, est victime de ses clichés : plages idylliques, végétation luxuriante, soleil, musique, couleurs et sourires. Cet art de vivre doit néanmoins composer avec une histoire difficile et des aléas climatiques violents.
Architecte des bâtiments de France de la Martinique de 2009 à 2012, il me tardait d’avoir le recul suffisant pour pouvoir apprécier l’évolution de ce territoire en matière d’architecture, de patrimoine et de développement urbain. Il s’agissait de documenter des cas concrets afin de réfléchir à la valorisation de la production ultramarine. Trop longtemps ignorée, faute d’une politique affirmée de porter à la connaissance des professionnels ultramarins, cette production est anormalement méconnue de l’hexagone. 2019 marque une décennie de distanciation ; le bon délai pour porter un regard sur les grandes évolutions de l’île.
Dans ce contexte socio-culturel très différent des lieux de formations et de pratiques, principalement hexagonales des architectes et urbanistes de l’État, l’exercice de nos métiers fait appel à une très grande adaptabilité et requiert humilité, écoute, persévérance ainsi qu’une aptitude constante à se remettre en question face à l’histoire et aux pratiques locales.
Les spécificités de l’exercice en territoire ultramarin portent notamment sur :
-la typologie de patrimoine, très différente de l’histoire classique « monumentale » à laquelle nous sommes préparés ;
-les pathologies particulières et accélérées par le climat tropical ;
-la quasi-absence d’architectes répondant aux critères de formation requis pour les interventions sur monuments historiques -mais des architectes localement compétents identifiés et entravés par le code du patrimoine-;
-la très faible possibilité de mise en concurrence des entreprises qualifiées pour des chantiers MH ou neufs d’une certaine taille, peu nombreuses sur l’île ;
-le coût des travaux liés à l’importation de matériaux depuis la métropole afin de répondre aux normes NF/CE, ce qui ne permet pas les approvisionnements depuis la zone caraïbe ;
-les particularités du tourisme culturel, abandon du tourisme de masse au profit d’un tourisme indépendant chez l’habitant, d’une part, et croisiéristes, d’autre part ;
-un maillage de réseaux ultramarins à constituer entre services déconcentrés, avec les référents Outre-mer des différents ministères pour fonder une culture commune des approches architecturales, patrimoniales et urbaines en Outre-mer. Ces thématiques sont gérées différemment selon les principales administrations centrales référentes, et investies sur ces sujets, tandis que les architectes ultramarins sont plus enclins à échanger leurs pratiques avec les architectes de la zone caraïbe ou Océan indien, selon le cas, qu’avec les architectes hexagonaux, par affinités de pratiques, très légitimes.
Évolution du patrimoine et de l’architecture en Martinique, dix années contrastées
Le patrimoine martiniquais
Les chantiers engagés entre 2009 et 2012 ont porté principalement sur les édifices religieux et le Fort Saint-Louis. Ils ont bénéficié des soutiens financiers de l’Europe au titre du tourisme, de l’État -direction des Affaires culturelles-, de la Région (maintenant Collectivité territoriale de Martinique), des collectivités maîtres d’ouvrages. Ces chantiers sont maintenant aboutis et les églises revalorisées.
Toutefois, les monuments en état de péril en 2012 ont continué à se dégrader jusqu’à atteindre des états de délabrement tels qu’une simple restauration ne peut plus suffire. En particulier, la route de Didier, autrefois prestige de Fort-de-France et siège de la Direction des affaires culturelles de Martinique, jalonnée de plusieurs monuments historiques, témoins de cette réputation, est aujourd’hui entièrement dégradée.
Les maîtres d’ouvrages publics sont en retrait sur nombre d’édifices majeurs dont l’intérêt et le besoin de préservation sont identifiés depuis plus de dix ans.
Les évolutions principales en faveur des valorisations patrimoniales sur dix ans apparaissent donc dans l’aboutissement des chantiers engagés et dans les initiatives privées. Les martiniquais se sont emparés de la question patrimoniale, certainement en lien avec le développement d’une offre touristique individuelle qu’ils tendent à s’approprier.
Actuellement, une nouvelle forme de valorisation est expérimentée à Saint-Pierre où la restructuration du musée Franck Perret a été confiée en délégation de service public à un organisme à but non lucratif pour le compte de la Fondation Clément1
.
L’architecture moderniste, architecture contemporaine remarquable
Identifiée par l’Inventaire, la Direction des affaires culturelles Martinique et l’association ADAM (association pour la défense et la promotion de l’architecture moderniste en Martinique) qui l’a médiatisée dans l’ouvrage « Architectures modernistes en Martinique », l’architecture moderniste est très présente en Martinique. Si les recherches documentaires de plusieurs années ont permis de capitaliser des connaissances et aboutir à une campagne de labellisation « Patrimoine XXe » en 2015, cette architecture est insuffisamment préservée et mise en valeur alors qu’elle représente un jalon post-colonial important en inscrivant l’histoire de l’architecture antillaise dans un courant international. Cette évolution, étroitement liée au développement des transports, des échanges intellectuels, des revues, et à la diffusion de valeurs culturelles et esthétiques sera subtilement réinterprétée pour intégrer les enjeux de ventilation et juste positionnement de la lumière en milieu tropical, tels que le Lycée Schoelcher en Martinique ou la cité Rebard en Guyane. Les recherches ont permis de capitaliser des connaissances mais nombre d’interventions récentes portent à penser qu’elle n’est pas comprise des maîtres d’ouvrages qui visent plutôt des interventions banalisées (la pose de toitures en tôles au lieu de reprises d’étanchéité de toitures terrasses est massivement encouragée par les aides à la pierre) et les enjeux fonciers que la qualité architecturale intrinsèque des édifices existants.
L’acculturation reste à faire et conserve toute son importance, compte tenu de la très grande présence de ce courant architectural sur l’île. Prenant en compte l’importante base documentée, il s’agit avant tout de favoriser la médiation et l’appropriation par les maîtres d’ouvrages publics et privés ainsi que par l’ensemble des acteurs de la construction des qualités reconnues par les experts. Ces acteurs, qui ont permis la diffusion de ce courant stylistique, sont aujourd’hui la pierre angulaire de sa redécouverte.
L’architecture contemporaine
Les territoires français des Outre-mer sont rarement présents parmi les palmarès et corpus de réalisations contemporaines françaises. La commande se fait rare et reste comparativement moins emblématique, dans l’imaginaire collectif, que la construction de musées ou d’ambassades à l’étranger. Pourtant, il s’agit là de constructions qui peuvent également véhiculer les compétences françaises loin de l’hexagone, comme des postes avancés dans la Caraïbe, l’Océan indien voire l’Océanie.
Deux édifices majeurs ont toutefois été instruits en phase permis de construire entre 2009 et 2012. Ils sont aujourd’hui livrés :
-la cour d’appel de Fort-de-France2
-l’extension de la Fondation Clément, Le François3
L’extension de la Fondation Clément est remarquable de justesse d’approche du site et de choix des matériaux qui réussissent le pari de l’évanescence de la façade promise dans le permis de construire.
Concernant la cour d’appel, l’APIJ (Agence publique pour l’immobilier de la Justice) poursuit son soutien à la création contemporaine mais le choix d’une couleur rouge est toujours instable dans le temps. Le bâtiment vieillit donc prématurément et tend malheureusement à s’harmoniser trop rapidement avec les constructions mitoyennes ou en vis-à-vis, en état de dégradation avancée.
L’extension de la préfecture de Fort-de-France4
a fait l’objet d’un concours en 2007.
Quant à la tour de la pointe Simon qui vient clore le Malecon de Fort-de-France, elle relève du symbole de dynamisme de la ville et d’une volonté d’identification dans la zone caraïbe plutôt que d’une référence architecturale.
Redynamisation de Fort-de-France
Les activités structurantes étant éloignées du centre de la ville principale et les zones commerciales étant très développées en périphérie de la ville, la désertification n’a pas pu être enrayée pour le moment, malgré les efforts de la ville en faveur d’une requalification urbaine et d’une dédensification du centre.
Le cœur historique de Fort-de-France reste alors quasi-exclusivement une zone de chalandise et de promenade pour touristes et habitants désœuvrés.
Une dynamique ultramarine à l’œuvre
Développement des publications et des acteurs culturels inter-caribéens
Les acteurs publics tels que les Directions des affaires culturelles, les Conseils en architecture, urbanisme, environnement, les musées et les collectivités locales publient des ouvrages thématiques exploitant les ressources de l’Inventaire, notamment dans la collection Itinéraires du patrimoine. Parmi les acteurs privés investis dans la publication d’ouvrages importants, la Fondation Clément (Groupe Bernard Hayot), créée en 2005, est basée en Martinique. Elle est très reconnue dans la valorisation et le soutien des arts plastiques dans la Caraïbe. En 2009 elle, ne souhaitait pas encore s’investir dans le soutien au patrimoine.
2012 a marqué la publication d’un premier ouvrage sur la Martinique par la Fondation : Le patrimoine des communes de la Martinique.5
. À partir de 2016, la Fondation a publié plusieurs ouvrages de valorisation du patrimoine en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et prochainement en Nouvelle-Calédonie. Jusqu’à présent, les publications étaient rares et n’offraient pas une réelle lecture transversale du patrimoine caribéen français. La Fondation s’est imposée dans le paysage ultramarin par sa fine connaissance des cultures locales et par son approche transversale des différents Outre-mer, permettant une lecture cohérente et nuancée des territoires de la France plurielle.
Les éditions Orphies, basées à La Réunion, développent également une offre d’ouvrages patrimoniaux, couvrant bientôt l’ensemble des Outre-mer, français ou non. Ces publications permettent des analyses croisées dans les différents secteurs géographiques tels que Caraïbe ou Océan indien.
Les éditions HC-Edition, par Hervé Chopin, complètent l’étendue des publications, avec des ouvrages d’iconographie importants, notamment dans le domaine historique et l’exploitation de vues anciennes, qui constituent des jalons essentiels dans l’histoire de l’architecture.
Ainsi que mentionné plus haut, l’architecture moderniste fait l’objet de recherches documentaires reprises dans des publications de grande qualité. Elle est historiquement développée dans un ouvrage spécifique, dirigé par Docomomo en 2005, portant sur le mouvement moderne dans les îles caraïbes, et fait l’objet de monographies plus récentes, mettant en valeur les particularités de cette production ultra-marine à partir des architectes référents par territoire : Ali Tur en Guadeloupe, Louis Caillat en Martinique, Jean Bossu à La Réunion, Boris Ziwés en Guyane.
Valorisation par les ateliers d’écoles
À l’image de l’intervention de l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) Marne la Vallée sur les communes du Prêcheur et Grand Rivière (Martinique) ou de l’ENSA de Normandie avec Le Moule (Guadeloupe), plusieurs ENSA organisent régulièrement des ateliers sur des territoires ultramarins, permettant des prises de conscience réciproques.
Valorisation par une formation dédiée à l’architecture en milieu tropical
Une école d’architecture est en projet à La Réunion. L’antenne de l’ENSA Montpellier à la Réunion propose depuis 2016 l’ensemble du cycle Licence + Master et, depuis 2017, une formation à “l’habilitation à l’exercice de la maîtrise d’œuvre en son nom propre” (HMONP). Elle développe des partenariats avec l’Université de La Réunion. La construction de nouveaux locaux devrait consolider le positionnement de cette antenne qui se fixe pour objectif le développement de recherches sur l’architecture en milieu tropical.
D’ores et déjà, l’ENSA Grenoble développe un programme de recherche sur l’architecture moderniste des Antilles et les risques sismiques, sous la direction de Sophie Paviol de l’unité de recherche Architecture, environnement et Cultures constructives de l’ENSA Grenoble.
Valorisation par les palmarès
Le ministère de la Culture est attentif à la continuité territoriale des palmarès d’architecture nationaux qu’il soutient. Ces palmarès offrent une visibilité des productions sur l’ensemble des territoires français. Ils ne doivent plus se restreindre à l’hexagone.
Une politique active a permis en 2018 de décerner plusieurs prix en Outre-mer. Parmi ces prix : deux lauréats du concours René Fontaine (organisation Maisons paysannes de France, en faveur de la réhabilitation patrimoniale), un lauréat du concours IMPACT (concours étudiant en faveur des matériaux biosourcés), un lauréat du concours Qualitel (concours étudiant en faveur du logement), une mention attribuée à un projet réunionnais dans le cadre de l’appel à projets Lab archi 2018 porté par la Caisse des dépôts et consignations.
Les ordres des architectes dans les Outre-mer
Le conseil national de l’Ordre des architectes comprend systématiquement un conseiller ultramarin, tandis que les ordres caribéens sont affiliés à la fédération intercaribéenne des associations d’architectes (FCAA).
En 2019, se crée un nouveau conseil régional de l’Ordre des architectes, à Mayotte.
Perspectives de l’architecture en Outre-mer
Le dynamisme de l’architecture en Outre-mer n’est plus à démontrer. Les compétences sont présentes sur les territoires, malgré des marchés restreints qui nécessitent de lisser les opérations si l’on souhaite faire appel aux experts locaux, d’une part, et accompagner la formation d’un plus grand nombre, d’autre part.
Les évolutions territoriales, à l’image des réalisations martiniquaises sur dix années, sont proches des évolutions hexagonales : des projets avancent, d’autres moins, au gré des situations foncières, de la disponibilité des maîtres d’ouvrages et des crédits disponibles.
Il convient de concilier l’hexagone, pour lequel le dynamisme s’entend bipolaire, entre Paris et les Outre-mer, et les territoires ultramarins qui appuient leur dynamisme et leur reconnaissance sur des réseaux entre Outre-mer français ou sur des réseaux interprofessionnels de coopération directe avec les confrères de l’étranger.
Ces échanges actifs traduisent le dynamisme et le rayonnement des architectes français au-delà de l’hexagone. Ces professionnels ont su opportunément se mobiliser en faveur de leurs territoires et d’une France plurielle.
La valorisation nationale et internationale des réalisations ne peut que favoriser la démultiplication de réalisations de qualité, au prisme de l’altérité professionnelle.
Ainsi, cette reconnaissance issue des pratiques géographiques et sociales devrait être analysée afin d’envisager un nouveau souffle en faveur des politiques publiques à destination des territoires ultramarins.
- Architecte de l’opération : Olivier Compère ; livraison mai 2019 ↩
- Maître d’ouvrage APIJ, architecte Gilles Bouchez (Paris), Anonym’Art (Martinique) ; livraison 2015 ↩
- Maître d’ouvrage Héritier H. Clément, architectes Reichen et Robert & Associés (Paris) ; livraison 2016 ↩
- Maître d’ouvrage ministère de l’Intérieur, architectes Richez et associés (Paris), Atelier d’architecture Serge Gunot (Martinique). ↩
- Le patrimoine des communes de la Martinique, éditions Attique. Ouvrage dirigé par Jean-Luc Flohic. ISBN 2915987033 ↩